novembre 08, 2004

La soucoupe aux choucoupes

La vérité est à Niort.
ACcRoc






Ça faisait déjà quelques années que je ne me sentais plus vraiment de ce monde. J’avais, comme qui dirait, des envies d’Ailleurs. Je n’étais pas dupe, je savais pertinemment qu’une vie, même en dehors de la Terre, ne me conviendrait qu’à moitié. Disons, pour simplifier, que mes contemporains me parlaient un langage que je ne comprenais plus – sans compter ce léger trouble de l’audition qui n’arrangeait rien. Je considérais, qu’à 25 ans, il fallait voyager un peu, partir à la rencontre d’autres civilisations.








Je fus alors confronté à un problème d’ordre bassement matériel : par quels moyens de transport quitter le Palindrome et rejoindre une galaxie inconnue ? C’est dans ces moment-là qu’on regrette de n’être pas manuel. Pour construire une soucoupe volante il faut quand même de bonnes connaissances, et, avouons-le, l’Education Nationale a de sérieuses lacunes dans ce domaine : ça, pour les auto-dictées il y a du monde ! mais dès qu’il s’agit de cogiter un peu, de lever les yeux vers le ciel, et de comprendre comment il est possible de s’y rendre sans trop de complications, ils ont vite fait de vous ramener à la dure réalité de la vie terrestre en vous collant une interro surprise.

Je suis plutôt du genre à me décourager à la première déconvenue qui se présente. Ayant visité tous les concessionnaires du coin à la recherche d'un engin spatial bon marché, disponible immédiatement, ayant fait des recherches infructueuses sur Internet pour me dégotter le plan de construction – tout simple – d’une soucoupe volante, ou d’un objet qui s’y apparenterait, j’ai donc décidé de laisser tomber ce projet.





En mai 1999, sorti fraîchement de l’Armée de Terre (ma spécialité : les transmissions – ça peut toujours servir pour communiquer avec l’Au-Delà), je m’inscrivais à l’ANPE. Le 5 juillet 1999, le responsable région Ouest des magasins Stoc me convoquait pour un entretien d’embauche. Le lundi 12 juillet 1999, à 8 heures du matin, je débarquais à St Laurent en Caux pour y travailler en tant que directeur adjoint du magasin Comod. La classe. A 12 heures, j’étais responsable du rayon fruits et légumes. L’arnaque. Encore, être chef des produits surgelés, ou des boîtes de conserve, ok, j’en connais un rayon, mais me retrouver dans un frigo – en plein été ! – à trier les tomates cerises, les fraises, et d’autres légumes bien plus exotiques, là c'était un sale coup. Le soir je rentrais dans ma piteuse chambre d’hôtel, je m’assommais la tête avec quelques bières fraîches, je m’abrutissais devant une bonne série policière, et je montais dans ma chambre pour rêver à des lendemains meilleurs sur une planète où les fruits n’existeraient pas.





Le week-end, je poussais jusqu’à Etretat, Dieppe... toute la côté normande, c’était beau : j’étais triste. Avoir envie de se suicider à Etretat est presque un pléonasme. En Août 1999, je trouvais une raison de vivre encore un peu : l’éclipse solaire approchait, et la perspective de quitter, pour de bon et à jamais, ma famille, mes amis et mes concombres s’offraient de nouveau à moi. La Seine-Maritime était en ébullition. C’était à qui trouverait l’endroit idéal pour assister à cet événement si rare dans une vie d’Homme. On s’arrachait les lunettes, les magazines faisaient leur une sur le Soleil, la pression montait, le midi je n’étais déjà plus le même homme devant Pyramide. En cachette, j’apprenais le langage extra-terrestre. J’appréhendais, et chaque jour un peu mieux, leur mode de vie, leur culture, leurs us et coutumes, sans trop me forcer. Je ne lisais surtout pas de littérature S-F. Je voulais me présenter à eux avec le moins d’à priori possible. Je n’allais quand même pas leur faire le coup du type blasé – ouais, je sais, vous êtes verts, ouais, vous avez deux grandes antennes sur la tête, ouais, vous circulez à la vitesse de la lumière et vos yeux s’allument quand il fait nuit… bref tous ces clichés que je tenais absolument à éviter ne serait-ce que pour être en bon terme avec eux, et qu’ils me trouvent fissa un emploi de comptable dans une entreprise intergalactique. Ne pas les juger. Accepter leur différence. Trouver ce qu’il y a de meilleur en eux. Savoir rester modeste. Ne pas leur parler de Jean-Claude Bourret.







Extrait de mon journal du 11 août 1999 :

« 6 heures : douche.
6h30 : lait fraise devant Télématin. Il a vraiment la pêche ce Leymergie !
9 heures : des milliers de badauds stationnent sur les routes écharpées de cette si belle région. Je suis très optimiste ce matin, presque lyrique. C’est une belle journée qui s’annonce.
9h30 : j’aide une personne âgée à pousser son caddie, à transporter ses sacs jusque dans le coffre de voiture ; en échange elle me donne une pièce de 10 Francs.
12h00 : j’ai décidé de jeûner afin d’assister à l’éclipse solaire.





12h19 : les choses se présentent bien : un miraculeux trou dans les nuages laisse apparaître l'objet de toute mon attention (et l’attention de ces milliers de badauds qui n’ont vraiment que ça à foutre alors qu’il y a une super promotion sur les bananes jusqu’à la fin du mois) quand soudain je vois trois objets immobiles dans le ciel, leur forme est allongée et correspond à des disques ou des triangles vus de profil. La largeur visible correspond au tiers du diamètre du soleil. Les trois objets sont séparés par une distance égale à leur largeur. Ces objets sont lumineux mais pas entièrement : les parties non lumineuses sont noires. Les trois objets ne s’illuminent pas en même temps mais alternativement deux sur trois. Je ne peux rien dire de plus sur le séquencement car mon observation est trop courte (moins d'une minute). Les gens crient aux alentours et annoncent le début de l'Eclipse totale. Je suis donc le seul à avoir aperçu cet étrange spectacle sidérant. N’ayant pas de lunettes je regarde au sol, la température baisse d’une dizaine de degrés, je me sens comme transporté, je m’élève de quelques centimètres, des centimètres qui deviennent quelques mètres, des mètres qui deviennent quelques kilomètres, je suis léger comme une plume d’oie – responsable du rayon charcuterie : un poste qui me sied à merveille, j’ai définitivement quitté la Terre, je m’élève.





12h22 : je retombe : ça m’apprendra à jeûner le midi ».


dj zukry – le Palindrome, 7 novembre 2004.